Donne-moi...

On dirait une peluche

Un soir, en rentrant du boulot, un lundi, un mardi, cela n'avait plus d'importance, un bouchon s'était formé sur la route. J'habite un coin perdu, loin de la ville et bien que fréquentée, cette route n'est jamais encombrée. J'étais aux premières loges de l'affreux spectacle, parmi les premiers véhicules arrêtés. Deux camions de pompiers, une ambulance, des hommes de la maréchaussée. J'étais immobilisé à côté du premier camion dont le moteur tournait bruyamment. Il couvrait presque la musique de mon autoradio. Quel bruit infernal! Pensais-je, dans ma tête de petit automobiliste égoïste en remontant le lève-vitre électrique.

L'instant d'après, pourtant, il était là, sous mes yeux, l'enfer, le vrai. Sur le bas-côté gisait une civière et je devinais une silhouette, que la vie avait quittée, étendue et couverte d'un drap blanc. Juste à côté s'entassaient les restes d'un scooter entièrement disloqué. Un jeune type, assurément, à moins que ce ne soit une fille. Dix-huit, vingt, ou même vingt-cinq, y a-t-il un âge pour finir sa vie, tristement et stupidement sur une route? Alors j'ai pensé à lui, ou à elle, à l'instant ultime qui précédait l'accident. Et puis à mes enfants, trop jeunes encore pour enfourcher un scooter mais, de nos jours, un arrêt de bus suffit pour se faire faucher par un quidam motorisé. Par pur égoïsme, pour gagner quelques malheureuses secondes, nous sommes prêts à braver les panneaux, faire fi de notre bon sens, de notre intelligence.

Pourquoi notre chère école n'a-t-elle pas troqué ses bons vieux problèmes de trains et de robinets contre d'autres tel celui-ci: combien de temps gagne un automobiliste en traversant, sur une distance d'un kilomètre, un village à quatre-vingt-dix kilomètres-heure au lieu des cinquante autorisés? Adultes, prendrions-nous ces risques pour gagner trente-deux secondes? Alors j'ai aussi songé au chauffeur, mesurant sans doute, trop tardivement, l'ampleur du drame qu'il avait causé. Toute sa vie, à présent, à supporter cette vie perdue dont personne ne sait ce qu'elle aurait donné. Un médecin, une infirmière, un prix Nobel ou un paumé? C'était une vie tout de même et il l'a brisée. À ses parents, enfin, j'ai songé. À leur malheur soudain et immérité. À leur colère, leur haine inévitable de ce chauffeur pressé, à l'éternité que leur coûtera cette précieuse minute gagnée.

Le génie humain est sans limite. Les hommes maîtrisent l'atome, fabriquent des vaccins, créent de la musique ou de la poésie, mais qu'on leur mette une voiture entre les mains et les voilà redevenus crétins. Si vous pouviez, Messieurs Renault, Ford ou Toyota, ajouter, en plus du niveau d'huile ou d'essence, un niveau d'imbécillité sur vos voitures, mon Dieu qu'elles seraient plus sûres. Et tant que vous y êtes, changez vos publicités, votre "communication" comme l'on dit à présent, et cessez de flatter l'ego, déjà démesuré, des hommes aux volants de leurs bijoux. Vantez le confort, la qualité, ou ce que vous voudrez. Voeux pieux bien sûr. Il faut bien vendre, il y a les cours de l'action, les marchés qui vous regardent. Mais avez-vous déjà songé que vos enfants, eux aussi, vous regardent?