Chute

La falaise. Haute de plusieurs dizaines de mètres, escarpée, elle n’impressionnait pourtant pas Ahren. Elle avait confiance. Un vent léger se leva, balaya ses cheveux roux dont quelques mèches folles frôlèrent ses joues. Elle était prête. Elle approcha, caressa la pierre du bout des doigts et se lança. Ses doigts effilés se calant dans les anfractuosités les plus infimes, sa musculature toute en finesse jouant à la perfection, ses membres souples mettant à sa portée les prises les plus innaccessibles, elle grimpa. Sans effort. L’adrénaline qui coulait dans ses veines lui offrait des sensations jusque là inconnues. Elle sourit à la pierre. Escalader des toits et grimper des façades était grisant. Escalader des parois naturelles et sentir le contact de la roche était inouï. Ahren affermit sa prise et franchit un escarpement périlleux. La tension de ses muscles la fit grimacer, mais elle ne faiblit pas et se hissa sur une corniche étroite qui lui offrit un léger repos.

Finalement, elle esquissa quelques mouvements fluides qui lui permirent d’atteindre le sommet de la falaise. Elle se mit debout face à la plaine, dont la beauté l’atteignit de plein fouet. Une herbe émeraude, balayée par un vent joueur et tourbillonnant, se déroulait à perte de vue. Le ciel était d’un bleu magique, parsemé de nuages cotonneux qui bougeaient lentement sous la caresse du vent. Ahren ne pouvait apercevoir rien d’autre que cette herbe parsemée de rochers, mais elle savait qu’au loin se trouvait Al-Vor. La ville de son enfance, où elle avait passé des moments durs, avec un père plein de rage ou dans les rues impitoyables. Mais elle se souvenait également des moments doux avec Solem, son véritable père. Son père de cœur. Ses pensées s’envolèrent vers lui et elle sourit, persuadée qu’il la voyait. D’en haut.

Ahren resta debout là plusieurs minutes, puis reporta à nouveau son attention sur la falaise. Son cœur fit un bond. C’était si haut ! Obnubilée par son ascension, elle n’avait pas du tout pensé à la descente. Elle savait pourtant que la désescalade était beaucoup plus périlleuse que l’escalade. Surtout sur une falaise naturelle. Essayant de refluer son angoisse, elle prit un appui avec la main et chercha un endroit où poser son pied. Lentement, précautionneusement, elle descendit, torturée par un vertige inhabituel qui la bloquait parfois pendant près d’une minute. À mi-parcours, alors qu’elle prenait confiance et accélérait, son pied ripa. Elle se sentit attirée vers l’arrière, tenta vainement de s’accrocher à la paroi, puis chuta. Le cœur dans la gorge, elle fut attirée vers le sol. Elle réussit tant bien que mal à ralentir sa chute, écorchant ses mains et heurtant violemment les rochers, mais elle finit par rencontrer le sol avec une violence qui lui vida les poumons et libéra une onde de douleur lancinante dans tout son corps. Elle voulut crier, mais elle n’avait plus d’air. Elle suffoquait. Soudain, elle sentit une présence à ses côtés. Des mains la redressèrent. Elle toussa, hoqueta, mais l’air entrait à nouveau dans ses poumons. C’est là qu’elle sentit la douleur, insupportable, qui émanait de son épaule. Elle gémit, des larmes coulèrent sur ses joues.

- ça va aller, dit une voix rassurante. Vous alors, les jeunes ! La prudence vous est aussi inconnue que la lune l’est à la terre !

Ahren avait du mal à se concentrer sur les paroles de l’inconnu, tant elle avait mal. Elle sentit ses mains palper son épaule, ce qui lui arracha un cri. Mais elle n’avait pas peur. D’où que soit venu ce sauveur inespéré, il était bienveillant. Elle le sentait au plus profond de son âme. S’efforçant d’ignorer la douleur, elle tourna la tête vers lui.